L'esthétique de la sobriété : En attendant le convivialisme, vive le syndicalisme !

Plus je chemine au sujet de la réduction de l’empreinte environnementale des modes de vie occidentaux, plus je me sens proche d’autres luttes : sociales, féministes, décoloniales, dévalidistes, transpédéguouines et, naturellement, anti-capitalistes. Jusqu’à présent, aveuglé par mes privilèges (je ne suis pas aidé : je suis un homme cadre blanc cis hétéro et à peu près valide), et prisonnier de l’individualisme pathologique de la société dans laquelle je vis, mon cheminement est resté à l’écart des luttes collectives. Fatigué et déçu des discours communicants et militants de toutes parts, l’action militante collective, comme la grève, la manifestation, la syndicalisation, m’apparaissait désuète et inefficace. Je m’engageais alors dans de l’activisme local, à l’échelle du village et de l’entreprise, notamment sur la question de la maîtrise et de la réduction de nos émissions carbone. J’ai eu le plaisir de constater que cet activisme pouvait payer et faire bouger les lignes en entreprise. Au détour d’une conversation avec d’autres activistes, je constate qu’ils ont tendance à faire comme moi : miser sur l’engagement des individu·e·s collaborateur·ice·s et de la direction pour générer la transformation des entreprises. Et, je ne sais pas vraiment pourquoi, ce jour là, il m’apparaît évident que ces « individu·e·s collaborateur·ice·s » manquent d’un corps institutionnel pour leurs actions. Ce corps institutionnel est pourtant déjà là, très présent, il s’agit du syndicalisme. Très présent et en même temps assez absent des luttes écologiques notamment en entreprises : les syndicats auraient pu lutter contre les revendications de neutralité carbone de telle entreprise ou tel produit. Historiquement le syndicalisme a habité la lutte sociale, et j’ai l’impression que la lutte écologique est encore peu présente en son sein.

Revigoré par cette évidence, j’explore davantage le sujet, j’évoque cette question avec collègues et camarades. Il revient assez souvent dans les discours, surtout dans le milieu cadre dans lequel j’évolue, que le syndicalisme est d’un autre temps, d’un autre âge, trop militant, tord la vérité, dit des mensonges pour tout brûler, tout détruire. J’ai moi-même pu dire cela parfois et je le pense encore quand un discours manque de précisions ou de nuances. Mais me voilà de l’autre côté des arguments, car entre-temps j’ai décidé de rejoindre la liste des délégué·e·s du personnel soutenu par un syndicat. Mes contre-arguments sont maladroits, un peu manipulateurs et simplificateurs, pas facile en l’espace d’un repas de « passer de l’autre côté ». Alors je prends le clavier pour poser plus calmement ma pensée face aux arguments.

A propos d’un autre âge

Je pense toujours que le syndicalisme est une forme institutionnelle d’un autre âge. Un peu comme Michel Serre le dit si bien dans Petite Poucette : nos institutions sont comme ces étoiles dont nous recevons encore la lumière et qui sont mortes depuis longtemps. Et c’est aussi le cas pour les personnes morales que sont les entreprises, et c’est aussi le cas pour les institutions étatiques et nationales, et c’est aussi le cas pour les corps social des dirigeants et des actionnaires, et c’est aussi le cas pour le capitalisme et le patriarcat. Dire cela du syndicalisme n’exclus pas la nécessité d’habiter cette institution. Surtout tant que les autres institutions sus-citées, toutes aussi datées que le syndicalisme, exercent un pouvoir grandissant à mesure que ses contre-pouvoirs s’affaiblissent. Il m’apparaît aujourd’hui évident que, sous prétexte de fausse modernité, les idéologies capitalistes et libérales ont réussi à ringardiser leurs contre-pouvoirs. Il est donc d’autant plus important, si on arrive aux mêmes conclusions que moi en ce qui concerne les désastres écologiques exponentielles causées par nos modes de vies occidentaux, d’habiter ces luttes d’un autre âge pour muscler les contre-pouvoirs, le temps que de nouvelles institutions voient le jour. Il faudra pour cela que nous accouchions d’une nouvelle humanité et ça peut être long.

A propos de tordre la vérité

Je n’aime pas trop quand on cherche à tordre la vérité. Donc oui quand je lis des phrases trop réductrices du type « décision unilatérale de la direction » dans le programme de ma liste, ça me pique les yeux. Mais enfin ce serait quand même cocasse que l’on se mette à croire que les personnes de la direction, ou du gouvernement, elles, disent la vérité. Malheureusement, et heureusement, cette compétence à tordre la vérité n’est pas le propre du syndicalisme. C’est aussi une fonction toute biologique et cognitive qui filtre, sélectionne, organise et rend cohérent. Pour autant, il ne faut pas la confondre avec la mauvaise foi. La mauvaise foi ça m’énerve, et en même temps, mes privilèges m’ont parfois rendu aveugle de ma propre mauvaise foi. Alors j’essaie de relativiser, sauf quand je prends en flagrant délit de mauvaise foi consciente, et j’assume les propos du programme (qui me piquent les yeux à la première lecture) surtout quand ils revendiquent un contre-pouvoir, une invitation au dialogue. Car après tout, celleux qui disent que c’est faux, ont-ils, ont-elles suffisamment pris le temps de la pédagogie, du dialogue et de la transparence ?

A propos de tout brûler et tout détruire

C’est peut-être l’argument le plus ridicule surtout quand il est spécifiquement accolé aux anti-capitalistes. Comme le capitalisme souffre d’un manque de définition précise dans bon nombre de discussions, je précise que par capitalisme je parle de la conjonction du productivisme, de l’extractivisme, et du consumérisme. Avec cette définition l’argument tombe de lui-même, être anti-capitaliste est justement être contre ce qui brûle et détruit le monde. On pourra m’opposer le choix de la définition, alors demandez-vous ce qu’est le capitalisme à vos yeux ? La rémunération du capital qui aurait toujours existé et existera toujours ? La mobilité géographique des personnes qui travaillent, en opposition au féodalisme ? Le pari de la main-invisible qui agence les acteur·e·s économiques rationnel·le·s, libres et égoïstes vers le bien commun ? Si c’est la première ou la seconde à vos yeux, il n’y a pas vraiment lieu d’être anti-capitaliste, sauf à se donner des règles communes pour éviter leur dérive (par exemple pour la première maîtriser la rémunération du capital pour éviter une concentration injuste des richesses, ou pour la seconde éviter que le rapport de force employé-employeur ne soit déséquilibré). Si c’est la troisième, c’est une question de foi, il faudrait observer les faits, mais les faits et la foi se mettent difficilement en dialogue.

Il existe une variante à cet argument : le syndicalisme serait trop vindicatif, voire trop violent. Je trouve que c’est manquer de sérieux et de recul sur la question des privilèges, des pouvoirs, des contre-pouvoirs et de la violence. La violence et l’indécence c’est la possibilité pour certain·e·s d’accumuler autant de richesse qu’un·e humain·e pourrait économiser à raison de 10 000€ par jour depuis le paléolithique (si si calculez : 100 milliards € divisés par 3 650 000 €, ça fait environ 30 000 ans). La violence c’est de s’accaparer des terres pour développer des nouveaux projets d’énergie fossile alors qu’il faudrait en sortir. La violence c’est de faire peser sur les salarié·e·s le niveau de rentabilité qui sied aux actionnaires alors que l’équilibre financier leur suffit amplement.

En attendant le convivialisme, vive le syndicalisme !

Une autre réflexion m’a empêché trop longtemps de m’investir dans des luttes collectives : je n’aime pas être uniquement contre, j’aime être pour. Mais être pour quoi ? Viser quelle direction, quelle utopie, à l’heure de l’illusion de la fin de l’histoire et de l’absence d’alternative ? La lecture du livre Au commencement était, de Graeber et Wengrow, a mis au grand jour cette illusion et change ma lecture stratégique. Nous devons prendre le contre-pied de l’histoire délétère que nous nous racontons depuis trop longtemps : il existe d’autres façons de vivre. Mais elles n’ont aucunes chances sans contre-pouvoirs organisés et dignes de ce nom. Enfin, les dernières décennies ont aussi apporté leur lot de progrès social et de technologies émancipatrices. Il ne s’agit pas de revenir à un passé fantasmé, mais de créer l’avenir dès aujourd’hui sans autorité artificielle, sans culpabilité démesurée et sans pacifisme naïf. En attendant que le convivialisme devienne la norme (c’est ce que j’ai trouvé de mieux dans ce « être pour » dont je parle), les luttes collectives concrètes, notamment incarnées par le syndicalisme, s’imposent à moi, pour :

  • amplifier certains progrès sociaux et technologies conviviales,
  • renoncer à certaines impasses sociales, économiques et technologiques et leurs exploitations en tout genre,
  • lutter contre les dominations, les oppressions, les discriminations,
  • bifurquer concrètement vers davantage de sobriété, de justice, d’entraide, de pouvoir de vivre, et de soin

Si toi aussi tu partages tout ou partie mes privilèges (homme cadre blanc cis hétéro et à peu près valide), il est possible que le syndicalisme ne soit pas ta voie préférée. Ce texte est une invitation à regarder à quel point, comme moi, tes privilèges t’aveuglent, te font te raconter des carabistouilles conscientes ou inconscientes. Descendre du piédestal des dominant·e·s n’est pas confortable, c’est renouer avec une certaine vulnérabilité, dans la continuité directe de quitter les fondations. C’est aussi s’engager pour les moins privilégié·e·s que soi, c’est lutter contre ses propres privilèges. Et ça me semble être le plus court chemin vers l’atténuation des symptômes (effondrement de la biodiversité, résurgence des fascismes, catastrophe climatique, sexisme ordinaire, dérèglement des cycles de l’eau, du phosphore et de l’azote, auto-aliénation instagrammée, démesure de nos consommations d’énergie, concentration insoutenable des richesses, etc…) qui inquiètent à juste titre de plus en plus de personnes. A bientôt dans la rue en grève ou dans les caisses de grève, dans le bénévolat ou dans les chorales révolutionnaires.