L'esthétique de la sobriété : La sobriété c’est du moins volontaire pour du mieux collectif

L’année 2022 a offert une très grande exposition au terme de « sobriété » qui a contaminé beaucoup de discours, de revendication, de plan, voire de loi. L’association négaWatt en a fait un des 3 piliers fondamentaux de sa démarche. Le 6e rapport du GIEC sorti en 3 volets entre 2021 et 2022 fait la part belle à ce terme, sufficiency en anglais, sauf dans le résumé aux décideurs qui est le passage de relais entre les scientifiques et les gouvernements dans lequel le terme n’a pas percé. Yamina Saheb, auteure du chapitre sur le bâtiment dans ce 3e volet raconte sa lutte pour imposer le terme dans cet entretien passionnant. Le résultat c’est que le terme sufficiency apparaît 15 fois dans le résumé technique du 3e volet, le résumé aux décideurs et le rapport complet de ce 3e volet ont préféré le terme de demand-side, moins impliquant, mais qui explore également les solutions du côté de la réduction de la demande, plutôt que uniquement de celui de l’efficacité. Voici la définition proposée par Yamina et validée par ses pairs :

In Chapter 9 of this report, sufficiency differs from efficiencysufficiency is about long-term actions driven by non-technological solutions, which consume less energy in absolute terms; efficiency, in contrast is about continuous short-term marginal technological improvements. Sufficiency policies are a set of measures and daily practices that avoid demand for energy, materials, land and water while delivering human well-being-for-all within planetary boundaries.

IPCC AR6 WGIII Technical summary p101

On voit ainsi apparaître une différence entre sobriété et efficacité, proche de ce que propose négaWatt dont Yamina s’est inspirée, avec deux axes de rupture : non technologique et long-terme. La deuxième partie de la définition sur les politiques de sobriété nous invite à penser la sobriété non pas à titre individuelle, mais à l’échelle collective.

Pour autant, de mon expérience individuelle, on peut également dessiner des différences entre sobriété et efficacité aux petites échelles (individu, famille, ménage) :

SobriétéEfficacité
Rapport à la consommation des ressourcesmoins (d’énergie, de matière, de sol, d’eau)meilleur (usage d’énergie, de matière, de sol, d’eau)
Rapport à l’argentéconomiesinvestissements
Rapport à la conceptionesprit de la bidouilleesprit de l’ingénieur
Rapport à la pratique versus la théorieréduction d’échellesrisques d’effet rebond
Rapport à l’usagel’usage change (et ça me change)l’usage ne change pas

L’axe de rupture long-terme versus le court-terme de la définition de Yamina est, en première lecture, inversée dans ma proposition puisque une sobriété volontaire à l’échelle individuelle (par exemple prendre une douche avec un seau d’eau) amène des économies d’argent et de ressources immédiatement, alors que l’efficacité a besoin d’investissement (changer ma robinetterie pour une plus efficace). Là où le temps long s’invite plus durablement du côté de la sobriété à l’échelle individuelle c’est dans le rapport à l’usage, la parenthèse « et ça me change » dans le tableau partagé lors de ma conférence à l’USI en 2022. C’est une simple parenthèse qui peut passer inaperçue alors qu’elle a été centrale dans mon expérience, c’est la valeur pratique de la sobriété, en particulier pour des personnes suffisamment privilégiées comme moi. C’est le choix de contraintes volontaires dans la démarche low-tech, que j’observe contaminer en particulier les ingénieur·e·s. C’est bien en cela que la sobriété diffère de la pauvreté comme le répète Jean-Marc Jancovici, par la question du choix, car quand on ne gagne pas suffisamment d’argent, on est sobre involontairement et souvent bien plus que n’importe quelle personne sobre volontairement. Aux petites échelles, la sobriété est donc un luxe de privilégié·e·s, que, à titre personnel, j’ai trouvé beaucoup plus enthousiasmant que l’absence de contraintes. C’est ce choix d’auto-limitation volontaire que je qualifie d’impératif éthique pour les riches en particulier dans les pays riches. C’est, il me semble, le point de départ d’une possibilité de construire aux plus grandes échelles des sociétés plus sobres, et donc viables dans les limites planétaires, car à l’échelle collective, la sobriété est sous condition d’équité. Il suffit de lire les rapports d’Oxfam pour comprendre les inégalités carbone.

Être plus sobre à l’échelle individuel quand tu es riche, c’est :

  • habiter dans moins de mètre carré alors que tu peux t’offrir une maison secondaire à la campagne
  • limiter la quantité d’eau que tu consommes alors que le budget eau pèse moins de 1% de tes revenus
  • arrêter de prendre l’avion alors que tu pourrais financièrement
  • refuser de changer de smartphone et ne pas avoir la dernière nouveauté
  • devenir végétarien alors que tu pourrais financièrement manger de la viande fréquemment

Entre ma conférence à l’USI et celle à la School of Product, qui est une sorte de 2e épisode à l’esthétique de la sobriété, l’actualité française s’est accélérée sur le sujet de la sobriété. Les difficultés à remplir les réserves de gaz générant l’éventualité de délestages électriques ont permis au terme de sobriété de faire sa place dans la bouche des dirigeants, alors même que ce terme avait été écarté du résumé aux décideurs dans le 3e volet du rapport du GIEC. Mais attention, quand on a mis autant de temps à ne pas vouloir utiliser ce terme quand on appartient aux classes dirigeantes, il y a de forts risques que le terme soit assez mal utilisé une fois obligé·e·s. C’est ce qui m’avait fait écrire ce premier tableau car la rénovation des bâtiments ce n’est pas de la sobriété immédiate, c’est une recherche d’efficacité par investissements. De la même manière, demander à baisser le chauffage à 19° par tout le monde, sans distinction de revenus (car certain·e·s avaient déjà baissé le chauffage par contrainte financière), ce n’est pas de la sobriété, c’est de l’austérité.

SobriétéAustérité
volontairesubit
anticipéeà la dernière minute
organisée collectivementcentralisée dans l’urgence
réduction des inégalitésrisque d’amplification des inégalités
nécessite des investissementscontraint les échanges

C’est ce qui me fait qualifier le plan de sobriété proposé par le gouvernement français à l’été 2022 de plan d’austérité. Un vrai plan de sobriété aurait dû être planifié à l’avance et être organisé démocratiquement, il devrait viser en premier lieu la réduction des inégalités (retour à Oxfam), donc de fait, réduire l’accumulation de richesses pour redistribuer à celleux qui en ont besoin. À ce jour le ruissellement se fait dans le mauvais sens : des moins privilégié·e·s vers les 10% les plus riches malgré toute la propagande libérale qui en est fait. En effet, les études sur le taux d’imposition montrent que pour le top 10% il baisse quand les revenus augmentent (pour les particuliers et les entreprises), même chose pour l’accumulation de patrimoine, il explose en France pendant la pandémie pour les milliardaires alors que l’extrême pauvreté augmentent.

La sobriété est éthique (c’est ce qu’il faut faire) et esthétique (c’est beau et bon de le faire) pour les riches et pour les pays riches, c’est le seul chemin crédible pour soigner les symptômes de notre monde malade. Elle doit être très forte pour les plus aisé·e·s, forte pour les aisé·e·s, légère pour les précaires dans les pays riches, absente pour les très précaires dans les pays riches et les pauvres dans les pays pauvres qui n’ont, elleux, aucun choix. La sobriété est l’impératif de maîtrise de l’hubris du convivialisme :

La condition première pour que rivalité et émulation servent au bien commun est de faire en sorte qu’elles échappent au désir de toute-puissance, à la démesure, à l’hubris (et a fortiori à la pléonexie, au désir de posséder toujours plus). Elles deviennent alors rivalité pour mieux coopérer. Dit autrement : tenter d’être le meilleur est hautement recommandable s’il s’agit d’exceller, à la mesure de ses moyens, dans la satisfaction des besoins des autres, de leur donner le plus et le mieux possible.

Présentation des 5+1 principes du convivialisme